Éminence, avez-vous parfois peur de Dieu ?
Je ne parlerai pas de peur. Car nous savons, par le Christ, comment est Dieu, qu'il nous aime. Et il sait qui nous sommes. Il sait que nous sommes chair, que nous sommes poussière. C'est pourquoi il nous accepte dans notre faiblesse. Pourtant, j'ai toujours à nouveau le sentiment brûlant d'être en retard sur ma vocation. En retard sur l'idée que Dieu se fait de moi, de ce que je pourrais et devrais fournir.
Sentez-vous par là que parfois Dieu vous critique ou ne trouve pas correcte l'une de vos décisions ?
Dieu n'est pas un gendarme ou un juge qui vous menace d'une pénitence. Mais au miroir de ma foi et aussi de la charge qui m'est advenue, il me faut m'interroger quotidiennement sur ce qui est juste et ce qui était de travers. Naturellement, je sens alors que quelque chose n était pas juste. Il existe pour cela le sacrement de pénitence.
On reproche aux catholiques leurs sentiments de culpabilité envers Dieu.
Je crois que les catholiques sont avant tout animés par un profond sentiment du pardon de Dieu. Prenons l'art baroque ou le rococo. On voit là une grande sérénité. Ce n'est pas sans raison qu'on attribue à des nations aussi typiquement catholiques que l'Italie et l'Espagne une certaine légèreté intérieure. Peut-être y a-t-il eu, dans certaines parties du christianisme, des formes d'éducation et des déviations exagérant les aspects terrifiants, le difficile, le sévère, mais ce n'est pas à proprement parler catholique. D'après mon sentiment, ce qui domine en dernière analyse chez ceux qui vivent de la foi de l'Église, c'est la conscience de la rédemption : Dieu ne nous laisse pas tomber.
Existe-t-il une langue utilisée par Dieu pour nous dire de manière tout à fait concrète : « Oui, fais-le ! » ou, précisément : « Halte-là ! Dernier avertissement ! Il vaudrait mieux laisser tomber ?.»
Dieu parle à voix basse. Mais il y a beaucoup de signes. C'est justement après coup qu'on peut reconnaître que, par des amis, par un livre ou encore par un soi-disant échec ou même par un accident, il nous a donné une petite estocade. D'ailleurs la vie est pleine de ces indications presque imperceptibles. Petit à petit, si je reste attentif, il s'en dégage un tout et je commence à percevoir comment Dieu me conduit.
Vous entretenir avec Dieu, est-ce devenu aussi naturel que de téléphoner ?
D'une certaine manière on peut comparer les deux. Je sais qu'il est toujours présent. Et lui sait de toute façon qui je suis et ce que je suis. Je ressens d'autant plus le besoin de l'invoquer pour m'en remettre à lui, pour m'entretenir avec lui. Je peux parler de ce qu'il y a de plus simple et de plus intime comme de ce qu'il y a de plus pesant et de plus grand. Il est pour ainsi dire normal pour moi d'avoir, dans le quotidien, la possibilité de m'adresser à lui.
Dieu est-il toujours plein de respect ou montre-t-il aussi de l'humour ?
Je crois qu'il a beaucoup d'humour. Parfois il vous donne une petite bourrade comme pour dire : ne te crois donc pas si important ! En réalité, l'humour est une composante de la joie de la création. Beaucoup de détails de nos vies nous apprennent que Dieu veut nous inciter à être un peu plus légers, à voir aussi ce qui est joyeux, à descendre du piédestal et à ne pas oublier d'être sensible à ce qui est joyeux.
Vous arrive-t-il de vous fâcher contre Dieu ?
Bien sûr. Je pense de temps à autre : pourquoi ne m'aide-t-il pas davantage ? Parfois il reste énigmatique pour moi. Dans ce qui me fâche, je perçois quelque part son mystère et son étrangeté. Mais se fâcher directement contre Dieu signifierait qu'on l'a trop abaissé. Souvent, ce sont des choses tout à fait superficielles qui provoquent la colère. Et lorsqu'elle est vraiment justifiée, il faut toujours se demander si, à travers les choses qui me fâchent ou les personnes qui me mettent dans cet état, quelque chose d'important ne m'est pas signifié. Mais contre Dieu lui-même, je ne me fâche jamais.
Pour commencer votre journée, que faites-vous ?
Avant de me lever, je fais une courte prière. La journée prend une autre tournure lorsqu'on ne s'y précipite pas directement. Vient ensuite ce qu'on fait habituellement tôt le matin : la toilette, le petit déjeuner. Suivent la sainte messe et le bréviaire. Les deux constituent pour moi les actes fondamentaux de la journée : la messe est une réelle rencontre de la présence du Christ ressuscité, et le bréviaire, l'entrée dans la grande prière de toute l'histoire du salut. Les Psaumes en constituent le cœur. Par eux on rejoint la prière des siècles et l'on y perçoit les voix des Pères. Tout cela ouvre la porte du jour. Le travail normal peut commencer.
Quelle est la fréquence de vos prières ?
Il y a les temps fixes de prière : à midi où, selon la tradition catholique, nous prions l'angélus. L'après-midi nous récitons les vêpres et le soir les complies, qui est la prière du soir de l'Église. Et entre-temps, lorsque je ressens le besoin d'aide, je peux toujours insérer de courtes prières.
Avant le lever, dites-vous toujours une autre prière ?
Non, c'est une prière fixe, en réalité un choix de diverses petites prières, mais globalement une formulation fixe.
Que recommandez-vous dans ce cas ?
Chacun peut faire son propre choix dans le trésor de l'Église.
Et la nuit, lorsqu'on ne trouve pas le repos...
..Je recommanderais le chapelet. C'est une prière qui, à côté de sa signification spirituelle, a la vertu de calmer l'esprit. Lorsqu'on fixe son attention sur les mots, on se libère peu à peu des pensées qui oppriment.
Comment arrivez-vous à bout de vos problèmes, à supposer que vous en ayez ?
Comment n'en aurais-je pas ? D'une part j'essaie d'inclure mes problèmes dans la prière et de me fortifier ainsi intérieurement. D'autre part j'essaie d'entreprendre quelque chose d'exigeant, de m'attacher à une tâche qui me sollicite et qui, en même temps, me procure de la joie. Et, finalement, la rencontre d'amis me permet de prendre un peu de recul par rapport au présent. Ces trois composantes sont importantes.
Je crois que chacun, à un moment ou à un autre, se sent fatigué, épuisé et sans force. Et il désespère et se met en colère contre son destin, apparemment tordu et injuste. Comment est-il possible d'inclure ces problèmes dans la prière, comme vous disiez ?
Il faut peut-être commencer comme Job. Il faudrait d'abord, à mon avis, récriminer intérieurement contre Dieu, sans précaution aucune et lui dire : « Que fais-tu donc avec moi ?! » La voix de Job reste une voix authentique, qui nous dit que nous pouvons et peut-être que nous devons le faire. Bien que Job se soit vraiment plaint à Dieu, Dieu à la fin lui donne raison. Il lui dit qu'il a bien agi et que les autres, avec tous leurs discours, n'ont pas bien parlé de Lui, Dieu. Job s'engage dans une lutte et étale devant Dieu ses griefs. Peu à peu il entend alors la voix de Dieu : la situation se modifie et une autre perspective s'en dégage. Ainsi je sors du simple état de victime et, bien que ne pouvant encore comprendre l'amour qu'il est, je puis tout de même penser que cela est bien ainsi.
Peut-être devrait-on tout simplement aborder ses problèmes avec plus de sévérité et ne pas du tout permettre qu'ils se posent.
Les problèmes existent, tout simplement. Certaines décisions, échecs, défaillances humaines, déceptions vous concernent et doivent vous concerner. Les problèmes devraient vous éduquer à pouvoir assumer de telles situations. S'endurcir totalement et devenir imperméable constituerait une perte d'humanité et de sensibilité, même vis-à-vis des autres. Le stoïcien Sénèque a dit : La compassion est détestable. Le Christ, en revanche, est le compatissant, et c'est pour cela qu'il nous est précieux. La compassion, comme la vulnérabilité, caractérisent le chrétien. Il faut apprendre à accepter les blessures, à vivre avec et à y trouver finalement une guérison plus profonde.
Beaucoup priaient étant enfants, puis l'ont désappris. Faut-il apprendre à converser avec Dieu ?
Le sens pour Dieu peut s'atrophier au point de rendre insignifiantes les paroles de la foi. Et celui qui ne les entend pas, ne peut non plus les dire, car être sourd et être muet vont de pair. C'est comme si on devait apprendre sa propre langue maternelle. C'est lentement qu'on parvient à déchiffrer les lettres de Dieu, à parler cette langue et à comprendre Dieu, même si c'est toujours de manière insuffisante. On arrive alors, petit à petit, à prier soi-même et à converser avec Dieu, d'abord de manière enfantine — en un certain sens, cela le restera toujours - mais, ensuite, de plus en plus, avec ses propres paroles.
Vous avez dit un jour : si l'homme ne se fie qu'à ce qu'il voit, il est en réalité aveugle...
...car alors il limite son horizon de telle sorte que l'essentiel lui échappe. Son intelligence non plus, il ne la voit pas ! C'est justement ce qui est vraiment porteur qu'il ne voit pas avec ses yeux purement corporels. Il ne voit pas bien dans la mesure où il ne peut porter son regard au-delà de ce qui est directement perceptible.
Quelqu'un me disait qu'avoir la foi, c'est comme si on sautait d'un aquarium dans l'océan. Vous souvenez-vous de votre première grande expérience de la foi ?
Je dirais que pour moi il s'agit plutôt d'une lente croissance. Bien sûr, il y a des points culminants : subitement, dans la liturgie, dans la théologie, lors de l'élaboration d'un concept théologique, quelque chose devient ample et porteur, qui n'est plus seulement reçu, d'ailleurs. Je ne peux identifier dans ma vie un processus particulier, ce grand saut dont vous avez parlé. C'était plutôt comme si on osait lentement et prudemment quitter les eaux peu profondes et soupçonner quelque chose de l'océan qui fonce sur nous. Je pense aussi qu'on n'arrive jamais au bout de la foi. La foi doit toujours être ranimée dans la souffrance et dans la vie, comme dans les grandes joies que Dieu nous offre. Jamais elle n'est simplement ce qu'on peut empocher comme une pièce de monnaie.
UNE IMAGE DE DIEU
Mon jeune fils me demande parfois : « Dis-moi, papa, comment Dieu est-il au juste ? »
Je lui répondrais qu'on peut se représenter Dieu comme nous le connaissons par Jésus-Christ, qui nous dit : « Qui me voit, voit le Père. » Et si l'on considère toute l'histoire de Jésus - depuis sa naissance, en Passant par sa vie publique, par ses paroles fortes et prenantes, jusqu'à la dernière Cène, la Croix, la Résurrection et l'envoi en mission —, on perçoit quelque chose du visage de Dieu. Ce visage est sérieux et grand. Il dépasse énormément notre échelle humaine. Mais au fond il dégage la bonté, l'accueil, la bienveillance envers nous, ce qui constitue en dernière analyse son trait caractéristique.
Mais n'est-il pas écrit également que nous ne devons pas nous représenter Dieu ?
Ce commandement est modifié dans la mesure où c'est Dieu lui-même qui nous a donné son image. L'épître aux Colossiens (1, 15) dit du Christ : il est l'image de Dieu. Et en lui se réalise tout ce qui est dit de la création de l'homme. Le Christ est l'image originelle de l'homme. Nous ne pouvons pas représenter Dieu lui-même dans son infinité, mais nous pouvons voir l'image dans laquelle il s'est lui-même représenté. Dorénavant, nous ne faisons plus d'image, mais Dieu lui-même a montré son image. Par là il nous regarde et nous parle. Cependant, l'image du Christ n'est pas simplement une photo de Dieu. En cette image du Crucifié on trouve bien plutôt toute la biographie de Jésus, surtout sa biographie intérieure. On est ainsi introduit dans une vision qui ouvre les autres sens et les dépasse.
Comment pourrait-on, en quelques phrases, caractériser Jésus ?
Ici nos mots sont trop faibles. Ce qui est fondamental, c'est que Jésus est le Fils de Dieu, qu'il est de Dieu et en même temps vraiment homme. Qu'il est celui en qui nous advient non seulement un génie humain et un héros humain, mais en qui Dieu transparaît. On peut dire que dans le corps déchiré de Jésus sur la croix nous voyons qui est Dieu, à savoir celui qui se donne à nous à ce point.
Jésus était-il catholique ?
On ne peut certainement pas dire cela avec certitude, car il est au-dessus de nous. De nos jours, il existe la formule inverse : on dit que Jésus n'était pas chrétien, mais juif. Ce n'est que partiellement vrai. Il était juif selon son appartenance ethnique. Il était juif parce qu'il avait accepté la Torah et vécu selon elle. Il était même, malgré toutes ses critiques, un juif pieux, qui a respecté le culte au Temple. Mais, malgré tout, il a rompu et dépassé l'Ancien Testament de par son autorité de Fils. Jésus s'est compris lui-même comme le nouveau Moïse, supérieur à l'ancien, qui ne se contente pas d'interpréter la Loi, mais la renouvelle. C'est ainsi qu'il a dépassé ce qui était traditionnel et a créé du neuf. Il a élargi l'Ancien Testament à l'universalité d'un peuple, qui couvre la terre entière et qui est appelé à grandir sans cesse. Il est donc à l'origine de la foi et l'Église catholique qui se sait voulue par lui, mais il n'est pas simplement l'un de nous.
Comment et quand avez-vous personnellement su ce que Dieu attend de vous ?
Je pense qu'il faut le réapprendre en permanence. En fait, Dieu veut qu'on aille toujours plus loin. Si vous faites allusion à la décision quant à ma vocation, à l'orientation fondamentale qui devait être la mienne et que je voulais telle, il s'agit en fait d'un intense processus de maturation, qui a connu quelques complications durant mes années d'étude. Ce chemin m'a amené à m'approcher de l'Église, à rencontrer des conseillers spirituels, des prêtres et des compagnons de route, et, naturellement, à fréquenter la Sainte Écriture. Il s'agit de tout un nœud de relations qui, petit à petit, s'est clarifié.
Il est vrai que vous avez dit un jour que, lors de votre décision pour la vocation sacerdotale, il s'agissait d'« une réelle rencontre » entre Dieu et vous. Comment peut-on se représenter cette rencontre entre Dieu et Joseph Ratzinger ?
En aucun cas de la manière dont on se représente une rencontre entre deux personnes humaines. On peut sans doute la décrire comme quelque chose qui vous touche et vous colle à la peau et qui, ensuite, s'imprègne profondément dans l'âme. On sent tout simplement qu'il doit en être ainsi et que c'est le bon chemin. Ce n'était pas une rencontre dans le sens d'une illumination mystique. Ce n'est pas de ce genre d'expérience que je pourrais me vanter. Mais je peux dire que cette lutte a globalement abouti à une prise de conscience claire et exigeante, de manière à représenter pour moi, intérieurement, la volonté de Dieu.
« Dieu t'a aimé le premier » (cf. 1 Jn 4, 19), nous enseigne le Christ, Et il t'aime sans considération de provenance et d'importance. Qu'est-ce que cela signifie?
Il faudrait comprendre cette phrase le plus littéralement possible, ce que j'essaie de faire. Car elle est réellement la grande force de notre vie et !a consolation qui nous est nécessaire. Et fréquemment. Il m'a aimé le premier, avant même que je sois capable d'aimer. Ce n'est que parce qu'il m'a déjà connu et aimé que je fus créé. Je n'ai pas été jeté dans le monde par l'effet d'un hasard, comme le dit Heidegger, et je devrais maintenant voir comment surnager dans cet océan. Une connaissance, une idée, un amour me précèdent. Cela constitue le fond même de mon existence. Ce qui est important pour chaque homme, ce qui confère un poids à sa vie, c'est qu'il se sait aimé par Dieu. Celui-là précisément qui est dans une situation difficile tient bon quand il sait que quelqu'un l'attend, qu'il est désiré et utile. Dieu est premier et il m'aime. C'est le fondement solide sur lequel repose ma vie, et à partir duquel je peux moi-même en élaborer le projet.
LA CRISE DE LA FOI
Monsieur le cardinal, sur la plupart des continents de la terre, la demande de la foi chrétienne est plus forte que jamais. Dans les seules cinquante dernières années, le nombre des catholiques a doublé dans le monde, atteignant plus d'un milliard d'hommes. Mais, dans beaucoup de pays du vieux monde, nous assistons à une sécularisation croissante. C'est comme si de grandes parties de la société européenne voulaient désormais se couper entièrement de leur héritage. Des adversaires de la foi parlent d'une « malédiction du christianisme » dont il faudrait enfin se libérer. Nous avons traité de ce sujet exhaustivement dans notre premier livre Le Sel de la terre. Beaucoup sont prêts à adopter les stéréotypes antichrétiens et anti-Église sans réflexion personnelle. La raison en est souvent, que tout simplement les contenus et les signes de la foi nous sont devenus étrangers. Nous ne savons plus ce qu'ils signifient. L'Eglise n'a-t-elle plus rien à dire ?
Nous vivons sans aucun doute à une époque où la tentation de s'en sortir sans Dieu est devenue très grande. Notre culture de la technique et du bien-être repose sur la conviction que, finalement, tout est faisable. Naturellement, quand nous pensons ainsi, la vie se limite à ce que nous pouvons faire et produire et prouver. La question de Dieu devient superflue. La tentation est grande de généraliser cette conception, parce que le recours à Dieu signifie effectivement se mettre sur un autre plan, qui autrefois était sans doute plus facilement accessible. C'est pourquoi on dit facilement : « Ce que nous ne faisons pas nous-mêmes n'existe pas. »
Depuis lors, il y a eu beaucoup d'essais pour construire des éthiques sans Dieu.
Bien sûr. On compte rechercher par là ce qui censé convenir le mieux à l'humanité. Par ailleurs on tente de faire de l'accomplissement intérieur de l'homme, du bonheur, un produit constructible. Ou encore on cherche refuge dans des formes de religions apparemment sans foi, des propositions ésotériques, qui ne sont généralement que des techniques pour être heureux. Toutes ces tentatives de maintenir le monde debout et de venir à bout de sa propre vie correspondent à notre manière de vivre et de concevoir l'existence. La parole de l'Église, en revanche, semble venir du passé, soit qu'elle vienne de si loin qu'elle n'appartient plus à notre époque, soit qu'elle émane d'une tout autre façon de vivre qui ne semble plus du tout actuelle. Il est certain que l'Église n'a pas encore accompli entièrement le saut dans le présent. Les anciennes paroles sont importantes et toujours valables. Il s'agit de les traduire dans l'expérience vivante pour qu'elles redeviennent audibles et c'est là un immense devoir qui nous incombe. Il nous reste beaucoup à faire.
Une image de Dieu basée sur l'ésotérisme nous offre une représentation d'un Dieu tout à fait différente qui, par des messages nouveaux, s'éloigne peu à peu des enseignements juifs ou chrétiens. Les rabbins et les prêtres, et même la Bible, dit-on ici, ne sont pas les sources de son enseignement. Les hommes feraient mieux de s'orienter d'après leurs propres intuitions. Ils devraient enfin se libérer des contraintes imposées par les religions traditionnelles et leurs puissantes castes sacerdotales pour retrouver leur intégrité et le bonheur auxquels ils étaient destinés à l'origine. A plus d'un titre, cela semble prometteur.
Cela correspond exactement à notre besoin contemporain de religion et aussi de simplification. C'est pourquoi il y a là quelque chose d'éclairant et de prometteur. Mais il faut aussi se demander : Qui ou quoi légitime ce message ? La vraisemblance suffit-elle à le légitimer ? Cette vraisemblance est-elle un critère suffisant pour recevoir un message sur Dieu ? Ou n'est-ce pas justement le caractère vraisemblable d'un message qui constitue une tentation pour nous séduire ? Elle nous montre, il est vrai, un chemin plus simple, mais nous empêche aussi de découvrir la réalité. Par là nous faisons finalement de nos sentiments le critère pour savoir qui est Dieu et comment nous devons vivre. Mais les sentiments sont changeants et nous remarquons très vite nous-mêmes que, de la sorte, nous bâtissons sur un fondement trompeur. Si éclairant que cela puisse paraître, je n'y vois que des idées humaines qui, en fin de compte, restent problématiques. L'essentiel de la foi restera que je n'y rencontre pas du déjà connu, mais que m'y advient ce qui dépasse ce que nous autres, humains, pouvons penser.
Objection : c'est l'Église qui le dit !
Cela est prouvé par l'histoire qui s'en est suivie. C'est en elle que Dieu se vérifie pour ainsi dire toujours à nouveau et continuera à le faire. Je pense que nous aurons encore à en apprendre beaucoup là-dessus dans ce livre. Finalement, il ne suffit pas aux hommes que Dieu ait dit ceci ou cela, ou que nous soyons capables de nous représenter ceci ou cela à son sujet. Ce n'est que s'il a fait et s'il est quelque chose pour nous qu'advient ce dont nous avons besoin et ce sur quoi une vie peut reposer. Du même coup nous reconnaissons qu'il n'y a pas seulement un discours sur Dieu, mais qu'il est une réalité. Que non seulement les hommes se sont fait une idée de lui, mais que quelque chose s'est passé : passé dans le sens littéral d'une passion. Cette réalité est plus grande que tous les mots, même si elle est plus difficile à atteindre que des mots.
Qu'une personne particulière, exécutée aux alentours de l'an 30 en Palestine, soit l'oint, l'élu de Dieu, le Christ, est non seulement une affirmation incroyable, mais encore une usurpation, une effroyable provocation. Un seul individu serait le centre de toute l'Histoire ! Des centaines de théologiens d'Asie disent que Dieu est trop grand et trop vaste pour s'être incarné dans une seule personne. En réalité, cela ne réduirait-il pas la foi de penser que le salut du monde entier se soit réalisé en un seul endroit ?
L'expérience religieuse en Asie croit, d'une part Dieu si incommensurable et, d'autre part nos capacités de comprendre si limitées que, par conséquent, Dieu peut être représenté de manière toujours nouvelle par une infinité de reflets. Le Christ est alors un symbole de Dieu parmi d'autres, mais qui ne reflète absolument pas la totalité. Apparemment, il s'agit là d'une expression de l'humilité de l'homme face à Dieu. On tient pour impossible que Dieu puisse entrer en un seul homme. Du point de vue purement humain, nous ne pouvons attendre autre chose que d'apercevoir de Dieu ne serait-ce qu'une étincelle, qu'un petit aspect.
Cela ne semble pas déraisonnable.
Oui. Il faudrait en réalité, pour parler raisonnablement, dire que Dieu est beaucoup trop grand pour entrer dans la petitesse d'un homme. Dieu est beaucoup trop grand pour qu'une idée ou un écrit puisse renfermer sa parole ; il ne peut se refléter que dans des expériences multiples et contradictoires. Par ailleurs, l'humilité deviendrait orgueil si nous refusions à Dieu la liberté et le pouvoir de devenir, par amour, si petit. C'est une consolation, pour le croyant chrétien, de penser que Dieu est si grand qu'il peut devenir petit. Pour moi, c'est en réalité d'abord en cela que consiste l'inattendue et inconcevable grandeur de Dieu, qu'il ait la possibilité de s'abaisser à ce point. Qu'il puisse entrer réellement lui-même dans un homme, qu'il ne se déguise pas en lui, pouvant changer de déguisement, mais qu'il devienne cet homme. Ainsi pouvons-nous voir la véritable infinité de Dieu qui est plus puissante, plus impensable et, en même temps, plus salvifique que tout. Dans le cas contraire, il faudrait toujours vivre avec quantité de contre-vérités. Les fragments contradictoires qui existent dans le bouddhisme comme dans l'hindouisme font effectivement penser à la solution de la théologie négative. Mais Dieu devient alors, en réalité, une négation - et n'a plus rien de positif, ni de constructif à dire à ce monde, finalement n'a plus rien à lui dire. À l'inverse, ce Dieu est justement un Dieu qui a le pouvoir d'aimer de telle manière qu'il est lui-même dans un homme, qu'il est présent et se fait reconnaître, qu'il entre en communion avec nous.: exactement ce dont nous avons besoin pour n'avoir pas à terminer notre vie avec des fragments, des demi-vérités. Cela ne signifie pas que nous n'avons rien à apprendre des autres religions. Ou que la règle de ce qui est chrétien est fixée si définitivement que nous ne pourrions plus faire de progrès. L'aventure de la foi chrétienne est toujours nouvelle et son incommensurabilité est mise en valeur précisément par le fait que nous reconnaissions à Dieu ces possibilités.
La foi serait-t-elle donc en principe toujours dans l'homme ?
Pour autant qu'on puisse connaître l'histoire humaine jusqu'à la préhistoire par les fouilles archéologiques, on constate que l'idée de Dieu a toujours existé. Les marxistes avaient prévu la fin de la religion. Avec la fin de l'exploitation, disait-on, le « médicament Dieu » deviendra inutile. Mais eux aussi ont dû reconnaître que la religion ne cesse jamais, parce qu'elle est en l'homme. Ce détecteur intérieur, toutefois, ne fonctionne pas automatiquement tel un appareil technique. Il est une réalité vivante, qui peut aussi grandir avec l'homme ou devenir insensible presque jusqu'à s'éteindre. La participation intérieure rend ce détecteur toujours plus aigu, plus vivant et plus sensible. Dans le cas contraire il s'estompe et devient comme anesthésié. Malgré cela, il reste quelque part dans l'homme incroyant un reste de question : n'y a-t-il pas tout de même quelque chose ? Sans cet organe intérieur, l'histoire humaine est incompréhensible.
Par ailleurs, il existe des livres plein les bibliothèques et de puissantes théories essayant de contredire cette foi. La foi contre la foi semble donc elle aussi être un principe, présentant même un aspect missionnaire. Les grandes expériences humaines de l'histoire récente, le nazisme et le communisme, tentaient de réduire à l'absurde la foi en Dieu et de l'extirper du cœur des hommes. Ce n'était sans doute pas le dernier essai.
C'est pour cela que la foi en Dieu n'est pas un savoir, comme en chimie ou en mathématiques, mais reste la foi. Cela veut dire qu'elle a absolument une structure rationnelle : nous y reviendrons. Elle n'est pas une quelconque obscure affaire dans laquelle je m'engage. Elle me fournit une compréhension. Et il y a suffisamment de motifs compréhensibles pour y adhérer. Mais jamais elle ne devient pur savoir. Comme la foi investit toute l'existence, la volonté, l'amour, le détachement, elle doit nécessairement dépasser le pur savoir et le pur « vouloir prouver ». C'est pourquoi je peux toujours m'éloigner de la foi et trouver des motifs qui semblent la contredire. Il existe, nous le savons, une masse d'arguments contre la foi. Il suffit de voir l'immense souffrance dans le monde. Elle seule semble être une preuve contre Dieu. Prenons encore la petitesse, l'invisibilité de Dieu. Pour ceux dont les yeux de la foi se sont ouverts, il s'agit précisément là de sa vraie grandeur, mais pour qui ne peut pas ou ne veut pas faire ce pas, c'est un argument contre Dieu. On peut aussi tout dissoudre en le ramenant à de purs détails. On peut lire l'Ecriture sainte, le Nouveau Testament, de sorte qu'il n'en reste que des morceaux. Un savant peut dire alors que la résurrection a été inventée plus tard, que tout a été ajouté plus tard, rien ne résiste à l'examen. Tout cela est possible. Justement parce que l'histoire et la foi sont humaines. Et c'est pourquoi le débat concernant la foi ne cessera jamais. Ce débat est toujours aussi une lutte de l'homme avec lui-même et avec Dieu, lutte qui durera jusqu'au dernier matin de l'histoire.
Dans la société moderne, on doute qu'il n'y ait qu'une vérité. Cela se répercute sur l'Église, qui tient imperturbablement à cette notion. Vous avez même dit un jour que la profonde crise actuelle du christianisme en Europe provenait pour l'essentiel de la crise de son exigence de vérité. Pourquoi ?
Parce que plus personne n'ose dire que la foi dit vrai. On craint d'être alors considéré comme intolérant envers d'autres religions ou conceptions du monde. Et les chrétiens entre eux disent : nous avons eu peur de la haute exigence de vérité. C'est d'une certaine manière bénéfique. Car, lorsqu'on manie trop vite et trop légèrement l'exigence de vérité et qu'on s'y complaît, non seulement on peut devenir imbu de soi, mais encore étiqueter trop facilement comme vérité ce qui est secondaire et provisoire. La précaution en ce qui concerne l'exigence de vérité est de mise. Mais elle ne doit pas conduire à laisser tomber cette exigence. Nous ne faisons alors que tourner en rond dans divers modèles traditionnels.
Il est vrai que les frontières deviennent vraiment floues. Beaucoup rêvent d'une sorte de religion « plat unique », mais avec des compléments choisis, convenant parfaitement à tous les goûts. De plus en plus on fait une distinction entre « mauvaise » et « bonne » religion.
Il est intéressant de noter que le terme tradition a largement remplacé celui de religion ou de confession et par là aussi le terme de vérité. Les religions sont considérées comme des traditions. Elles passent alors pour « vénérables », « belles », et on dit que celui qui se réclame d'une tradition doit la respecter, un autre respecter une autre et tous se respecter mutuellement. Si nous n'avons toutefois plus que les traditions, il y a naturellement déficit de vérité. Et, tôt ou tard, on se demandera pourquoi il faut encore la tradition. Ce qui entraînera la rébellion contre la tradition. Je me souviens toujours de la parole de Tertullien qui disait : « Le Christ n'a pas dit : "Je suis l'habitude", mais : "Je suis la vérité." » Le Christ n'approuve pas simplement l'habitude, au contraire il amène à en sortir. Il veut qu'on se mette en route, pour chercher ce qui est vrai, ce qui nous introduit dans la réalité du Créateur, du Rédempteur, de notre propre être. C'est pourquoi il faut considérer l'attention à l'exigence de vérité comme une grave obligation. Il faut aussi avoir le courage de ne pas perdre la vérité, d'y tendre, de l'accepter humblement et avec reconnaissance là où elle nous est donnée.
A suivre : J. Ratzinger/Benoit XVI : LE DOUTE Les lecteurs qui désirent consulter les derniers articles publiés par le site Eucharistie Sacrement de la Miséricorde, peuvent cliquer sur le lien suivant ► E.S.M. sur Google actualité |
Sources : Extraits de la première partie "Voici quel est notre Dieu" - Entretien du cardinal Ratzinger avec Peter Seewald- E.S.M. Ce document est destiné à l'information; il ne constitue pas un document officiel Eucharistie sacrement de la miséricorde - (E.S.M.) 12.06.023 |
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